L’impossible rencontre
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De Pascale Viscardy
L’art même n°35, 2007
L’édition chez argos d’une publication reprenant les quatre derniers travaux de Michel Lorand de même que la finalisation toute prochaine (juillet) de son installation réalisée au Foyer Jettois à Bruxelles dans le cadre du 101°/° artistique géré par la SLRB (Société du Logement de la Région Bruxelles Capitale), nous permettent aujourd’hui d’interroger une œuvre sensible, toute entière traversée par la question de la disparition et de l’impossible rencontre avec l’autre.
Issu à l’origine du milieu théâtral, Michel Lorand (°1961, vit et travaille à Bruxelles) entame sa pratique de plasticien à l’aube des années 2000 via trois interventions urbaines significatives se situant au cœur de la jonction ferroviaire nord –midi et des rapports tendus que Bruxelles entre- tient avec sa modernité. On se souviendra d’emblée de son intervention à La Tour Martini, icône s’il en est, de ce désamour1 (Installation# 1, 2000) et de celle qui prit place dans le tunnel reliant la Gare Centrale à la station de métro (Installation#2, 2001). Elaborées essentiellement en un geste de recouvrement, désigné par Steven Jacob comme “une nouvelle peau architecturale”, ces interventions formulèrent une mise en abyme poétique de l’impossibilité que rencontre notre capitale à mener une réelle réflexion urbanistique.
Métaphore d’une meurtrissure architecturale tout autant que mise en lumière du mal qui la ronge, l’installation de la Tour Martini concentrait en une image sublime la chronique d’une mort annoncée jouant de la rémanence de cette enseigne lumineuse qui était alors inscrite comme l’un des repères de la ville aujourd’hui disparu.
Espace enfoui, s’il en est, le tunnel de la Gare Centrale se transforma quant à lui en une surface sensible et lumineuse composant à l’infini sur ce qui est habituellement dérobé au regard. Soit, le bouillonnement humain déambulant quotidiennement sous terre et fixé sur la pellicule telle l’empreinte chronologique ou les contours déformés d’une ville de l’ombre que l’on tente de sortir de l’oubli. Concentrant son propos tant réflexif que formel au travers de sa troisième et dernière intervention qui prend ici la forme d’un film enregistrant le trajet proprement dit de la jonction nord-midi (Installation# 3), Michel Lorand compose, une fois encore, une palette frémissante entre transparence et réflexion : “Il transforme le voyage en train en un jeu d’éclairs et de reflets entre l’objectif de la caméra, les fenêtres des trains qui se croisent et les néons fixés aux piliers des tunnels”. Se dessine alors, au travers de motifs qui traversent l’ensemble de la série : passage, travelling, glissements de regards, effets vibratoires…, une surface abstraite qu’il convient d’envisager comme une matière à investir à l’instar de la partition de Steve Reich qui accompagne la projection ne cessant de générer de nouvelles figures sonores à partir d’un même matériau musical…
En 2003, l’artiste intervient encore à Venise, six fontaines sont sélectionnées pour, à la tombée du jour, être littéralement mises en lumière à la manière d’un plateau de cinéma. L’ambiance sonore capturée de jour sur les campi est également à l’œuvre dans le silence rompu de ces fins de journées vénitiennes. Vision paradoxale et stimulante Le jour et la nuit envisagés par Peter Verhelst, “ne constituent pas forcément les phases d’un cycle récurrent : le plus souvent, ils se fondent l’un dans l’autre imperceptiblement, parfois ils semblent couler l’un à côté de l’autre en même temps, à d’autres moments, ils se jettent l’un sur l’autre. Avec tumulte”. Les scènes de Michel Lorand questionnent d’emblée ce lieu du possible de même que notre capacité à engranger de l’imagination tout autant sans doute qu’elles investissent la théâtralité d’un lieu envisagé tel une “cour des miracles”, l’endroit ou la magie opère dans une fusion d’éléments primordiaux investis par l’artiste ; interroger le ruissellement, dira-t-il ! Aujourd’hui, l’édition 3 Short Stories fait le point sur une autre série de travaux, cette fois toute entière dédiée à l’intimité d’une parole intérieure convoquée au travers de quatre structures narratives et visuelles innervées par la question de la disparition.
La figure mythique de Médée d’abord, revisitée par l’artiste en un texte en prose et en un dispositif se concentrant sur le monologue qui précède le geste irréversible. Quatre voix déclinées en quatre modalités temporelles (présent, passé, futur, conditionnel) se rapportent à une scène constituée d’une table carrée et de quatre moniteurs se faisant face et proposant à l’image les figures quasi immatérielles de l’auteur (Michel Lorand), du metteur en scène (Hanna Schygulla), de l’actrice (Alexa Doctorow ), locuteurs de la tragédie. Le spectateur, quant à lui, est convié à la table pour suivre sur le quatrième écran le défilement du texte dit. Est dès lors judicieusement mis en scène par l’artiste “le déploiement d’un monologue intérieur qui se déploie dans l’intimité d’une âme et qui précède (et d’une certaine manière exclus) toute résolution parlée”, délivrant par là même un monde intérieur en désir qui ouvre sur un imaginaire fécond, contradictoire et nocturne.
Ensuite, Cut et Camera Obscura, deux dispositifs filmiques qui, dans leur forme finale, issue d’un refilmage des images, caméra à l’épaule, confèrent à l’œuvre filmée une texture d’image mentale. Instable et floue, elle est associée à l’idée d’effacement à l’instar d’une mémoire volatile à l’œuvre. Comment notre imaginaire rejoue-t-il la disparition ? Comment notre mémoire tissée d’images et de mots lacunaires en métamorphose incessante peut-elle être pensée? La nuit, aux confins d’une périphérie urbaine dépeinte par une série d’images ininterrompues, une voix off féminine conte une suite d’ impressions laissées par une brève rencontre apparentée à une longue dérive dans la ville de Shangaï (Cut, 2004). Deux voix de femmes évoquent la lumière et l’obscurité sur un long plan-séquence réalisé à partir d’une voiture roulant de nuit sur une route déserte (Camera obscura, 2005). “Etre dans la lumière et ne rien voir / Etre dans le noir et le regarder”, disent-elles… Puissant, l’oxymoron joue des constituants même du médium de l’artiste tout en exprimant si bien la quête de cette présence / absence obsédante qui innerve l’ensemble du travail.
En une épure magistrale en sa capacité à condenser le fil tissé au travers de sa trilogie, Epilogue (2005) clôture le cycle des trois short stories en invoquant les modes d’apparition et de disparition des images produites par la mémoire et l’inconfort que celles-ci génèrent parfois. L’œuvre, nous dit si justement Philippe-Alain Michaud convoque : “Le caractère irrémédiable de la perte et l’irréalité de la rencontre : il n’y a plus désormais ni présence ni autre singulier, mais une voix sans matérialité évoquant des figures sans substance.”
Une voix supportée par une absence d’image, l’expression ultime de la saturation de la mémoire inscrite à même la pellicule blanche. Un absolu de lumière en écho pour l’artiste à la condensation de tous les éléments d’une vie qui finissent par se sur impressionner pour se fondre en une image essentielle, résonance à la blancheur obtenue par le mélange de la lumière de toutes les autres couleurs…
Toute production artistique n’est-elle pas une forme de résistance à la disparition liée à notre fatale condition ?
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