Michel Lorand

 

Le vent qui ce soir joue attentif
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Print original version (French)

De Laurent Courtens

L’art même n°71, 2016

Conjointement, ou presque, Michel Lorand propose, à Bruxelles, deux agencements : à la CINEMATK, Faux-semblant, l’illusion da la guerre juste ; à ETE 78, Unself. Là, une charge, une urgence à défaire l’état l’urgence, une urgente distance ; ici, un étirement du temps, une réflexion sur l’identité et ses représentations, une écriture blanche, une distance malgré l’urgence. Là, le politique ; ici, le poétique. On tentera de dire où se nouent ces deux nécessités. Ne sachant pourtant pas précisément qui « elles » sont…

Ce dont on dispose : à la CINEMATEK, plein d’écrans. Au sol, un semis de télévisions ; au-dessus, une nuée d’écrans plats ; à gauche, des moniteurs ; au fond, une installation vidéo. C’est le magma audio-visuel qui est scénographié, son « cantum » disséqué. Cantum de guerre : au sol, des déclarations officielles instituent l’offensive. Thatcher contre les Malouines, Blair et Bush contre l’Irak, Johnson contre le Vietnam, Clinton contre la Yougoslavie, Milosevic contre le Kosovo, Netanyahu contre la flottille pour Gaza… : c’est toujours un « nous » offensé (« des terroristes étaient à bord », « nos bateaux ont été attaqués », « nos valeurs sont en danger »…), c’est toujours la paix menacée, c’est toujours un « nous » qui veut la paix mais doit guerroyer pour la défendre. C’est toujours « La guerre, c’est la paix » (George Orwell, 1984). Or, il est chaque fois vérifié qu’il n’en est rien. Que la guerre, c’est la guerre : le feu, le sang, les larmes, les déportations, les chairs déchirées, la mort, la dévastation. De fallacieux prétextes pour de bien sordides visées : les intérêts, le territoire, l’influence.

Le dire est d’une platitude presque infantile (on dira « démagogique »). Pourtant, à chaque livrée, le sang monte aux lèvres : il fallait tuer Ceausescu (première exécution publique mondiale), il fallait l’Opération Turquoise (pour en réalité protéger la fuite des miliciens Hutus), il fallait exécuter « Saddam » (pendu sous l’objectif morbide de webcams anonymes), il fallait intervenir en Libye et éliminer Kadhafi (molesté sur un capot de jeep), etc., etc., etc. On a sans doute quelque remords à songer que la mort du Monstre n’engendre pas l’éveil de la Raison. Mais à la prochaine mise à prix, on demandera que la tête tombe. Et quand la tête sera tombée, on aura encore quelque remords à constater qu’on nous aura menti et que la victoire ne se nomme ni justice, ni démocratie. Mais chaos, pillages, gabegie, misère, oppression, massacres, « flux migratoires ». Jusqu’à ce qu’une prochaine mise à prix sauve notre conscience justicière… Et nous fasse oublier sa sanglante vérité.

Crever l’écran

Sanglante vérité que nous n’avons jamais vue : des effets des « bombardements chirurgicaux », rien ; des agissements des meutes racistes lâchées en Libye, rien ; des viols protégés par les colonnes françaises au Rwanda, rien ; des meurtres massifs de Daesh en Irak, ah ben oui, plein, ce sont eux qui les montrent, tout fiers ! Mais on ne voit pas qui les arme…

Ce que montre le dispositif de Michel Lorand à la CINEMATEK, c’est précisément qu’il y a des choses qu’on ne voit pas, qu’on ne voit pas ce qui est essentiel et qui sans doute ne peut être vu d’un trait, mais doit être énoncé, expliqué, débattu, questionné. Des processus, des intérêts, des vies, du réel, de la complexité sous les couches épaisses et opaques de la propagande. La propagande, c’est une trame d’agencements, une construction lyrique (tragique) d’histoires et de faits (vrais ou faux) dont l’arrangement nous emporte dans une nécessité de justice. On veut porter le fer pour faire justice, on accepte de porter le fer pour le Bien (dont nous prétendons être dépositaires, sinon émissaires), on accepte les tapis de bombes, la mort en masse (qu’on ignore pourtant, suprêmement, c’est-à-dire du fait de la suprématie) pour débarrasser la planète d’un Monstre qui menace jusqu’à nos foyers, nos familles.

Derrière cette épaisse couche de propagande vient un gourou – appelé souvent Président, ou encore Conseiller ou Ministre – qui vient assurer que Justice sera faite, c’est-à-dire qu’on sera ferme, que l’ennemi sera écrasé, vaincu, éradiqué… Il s’exprime souvent face caméra, ou devant une assemblée. Derrière, il y a souvent un drapeau. Il dira « nous sommes en guerre, nous vaincrons », « feu sur l’Irak », « feu sur la Libye », « feu sur l’ennemi intérieur », feu !…

Par exemple, ce discours de Colin Powell devant l’assemblée de l’ONU, en 2003. Le secrétaire d’Etat y assène les preuves « irréfutables » de la possession par « l’Etat voyou » – l’Irak donc – « d’armes de destruction massive », concept créé pour l’heure par la première puissance militaire mondiale en vue de se défaire d’un importun obstacle à ses vues.

Que fait Michel Lorand de cette exemplaire démonstration ? Il la distribue sur plusieurs postes, la met à distance en indiquant qu’il la filme (ceci est un écran : en attestent minutages et contour), puis intercale des cartons de textes et des images de jeux vidéos. Texte : Ignacio Ramonet décompose le discours dans un article du Monde Diplomatique . Jeu : c’est l’imagerie désuète d’Atari. Tellement parlante cependant : on joue à la guerre, on en éprouve pas les effets. On s’enivre de fictions mobilisant sens et affects plutôt que de solliciter la raison, d’assembler les données qui permettent la compréhension des faits et enjeux. Propagande : ivresse émotionnelle, activation des terreurs fondatrices. « Nous sommes menacés », « le monstre est à nos portes », « il faut agir, sauver la Civilisation », « défendre le Bien, la Justice, par-delà et dans nos frontières »… : le fondement, c’est encore et toujours l’évangélisme colonial.

L’art du contrepoint

C’est pour, à l’inverse, « instruire le dossier » que Michel Lorand démultiplie les perspectives, ouvre une boîte à outils : livres et documents sur les tables, interviews de « concepteurs d’alertes » sur les moniteurs. Anne Morelli inscrit la propagande de guerre dans une durée historique , Edwy Plenel dans un contexte médiatique, Ludo de Brabander dans un tissu de relations économiques . David Van Reybrouck, pour sa part, conteste l’antienne militariste qui, depuis les attentats de Paris, motive les variations sur l’état d’urgence : « nous sommes en guerre » assènent les édiles (d’aucuns la disent même « totale »), dès lors institués dans leur rôle de pères protecteurs de la Nation et de la Civilisation, dans leur rôle de chefs de guerre …

Autre découpage, autre redistribution, cette fois condensée dans une installation vidéo : quatre projections se succèdent d’un mur à l’autre. Il y a chaque fois une image d’archive évoquant le souvenir plus ou moins précis d’un événement historique violent, suivie de l’insertion d’un texte énonçant – loin des mystifications officielles – le témoignage d’un acteur des faits, puis un plan fixe, filmé aujourd’hui, réanimant les lieux du spectre de l’histoire.

L’archive : le débarquement de Normandie, l’attentat de la gare de Bologne en août 1980, la répression sanglante de la manifestation organisée par le FLN, le 17 octobre 1961, à Paris ; les massacres de Bosniaques dans l’école de Pilica, en juillet 1995. Les témoins : un ancien GI énonce la peur, le feu, le sang, la boucherie ; le juge Felice Casson révèle les agissements du réseau Gladio ; Un député interpelle, à l’Assemblée Nationale, Maurice Papon, préfet de Paris, sur la traque de manifestants algériens conduite sous ses ordres ; l’enquêteur du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie explique les conditions d’investigation. A savoir : mensonges, menaces, coups de feu même… Hors de l’image, une poussée du réel émerge par le texte. Et aujourd’hui ? La mer, le vent, la Seine, le mouvement pressé ou indolent des voyageurs, le village de Pilica : la paix, la vie. Mais dans ses trames, ses sonorités, ses lumières, le soupçon de l’histoire, des vibrations fantomatiques, des pâleurs de retour. « Le vent qui se soir joue attentif, écrit Eugenio Montale, – il rappelle un fracas de tôle – » .

On notera, au passage, comme plusieurs films de Michel Lorand font résonner, sous les auspices les plus contemplatifs, l’écho d’un vacarme enfoui. Ici, un crépuscule en mer du Nord se charge des bruissements d’une tempête : trente violons asphyxient une note, pendant que la caméra balaie l’horizon (Twilight, 2008). Là, c’est le vent qui chante une course lunaire. Mais, sous la pâleur de l’astre, éclatent les rumeurs du monde : images de guerre. Au terme de sa course, la lune vient confondre son périmètre avec l’impact d’une balle sur un corps (Fool Moon Rising, 2015).

Lait noir de l’aube

Sans doute est-ce là le point nodal : à creuser le monde pour y trouver (ou y créer) une immanence, on s’expose aux résonances de l’histoire. Elles habitent le langage, les images, les êtres, plus encore : le temps, le vent, la lumière. C’est là, parmi d’autres, le timbre de la poésie de Paul Celan, toute entière hantée par la mémoire de la guerre, toute entière portée à la quête d’une lumière.

C’est à Celan que Michel Lorand emprunte le titre de l’installation proposée à la Cinematek : Todesfuge, « Fugue de mort », 1945… C’est un poème de Celan qui conclut l’exposition à Eté 78 : « Psaume », du recueil Die Niemandrose (La Rose de personne, 1963). Ouverture : « Personne ne nous repétrira de terre et de limon, personne ne bénira notre poussière. Personne. Loué sois-tu, Personne. Pour l’amour de toi nous voulons fleurir. (…) » . Ce « Personne », c’est l’immanence élevée contre la hauteur, c’est l’affirmation de la continuité du monde et de notre prochaine dilution de ses ressacs. Dilution à l’œuvre à tout instant. Ce à quoi fait écho le titre de l’exposition – Unself -, mais encore cette projection défilant au fond de l’espace : Selfportraits (2011). A la base, il y a trois visages : celui de l’artiste, celui de son fils et celui de son père. Par un procédé de morphing continu, les portraits s’illuminent progressivement des traits de la génération précédente, tandis qu’ils demeurent habités par celle de la génération suivante. Faces, profils, trois-quarts : de figure en figure, ce qui apparaît est toujours soi et un autre.

« Je est un Autre », Personne, « Insoi » : l’exposition décline cette commune présence sur différents modes de représentations. Portraits photographiques, caryotypes, paysage. Portrait-paysage de Personne : ce sont des débris de crânes en céramique blanche jonchant une table. La surface assemble des vues marines. Mer agitée : linceul mouvant froissé par le bruit du monde…

On en dira pas plus, il faut l’éprouver. En revanche, on voudrait dire encore comment cet « insoi » résonne comme réponse possible à la guerre et à ses justifications. Le motif des offensives continuellement ressasse un « nous » clos et menacé, mobilise les fondements mythiques d’une identité étanche et exclusive. Dans une entrevue récente, Ignacio Ramonet avance la notion « d’autoritarisme identitaire » comme devenir politique des nations en proie aux vertiges (et aux désastres) de la mondialisation . Si « Personne » était la réplique, l’Insoi, un nouvel universalisme.

Le vent pourrait peut-être alors espérer taire ses fracas de tôle. Et, par les silences, on commencerait à voir « en chaque ombre humaine qui s’éloigne quelque Divinité qu’on dérange » .

Faux-semblant, l’illusion de la guerre juste, CINEMATEK, 10.11 > 18.12.16
Projections de films et conférences, www.cinematek.be

Unself, ETE 78, 10.12 > 20 .12.16, www.ete78.com