Michel Lorand

 

Une physique du livre
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2015

JACQUES SOJCHER

Si le vers, pour Mallarmé, «refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire» et «achève cet isolement de la parole», il ne fait aucun doute que le livre de Michel Lorand remplit, différemment, ce programme.

De quoi s’agit-il? D’une opération qui fait disparaître les mots et l’auteur dans une partition de blancs qui rythment la page évidée de tous les mots. «Tout se passe par raccourci, en hypothèse; on évite le récit.» Mallarmé l’annonce dans la préface de l’édition Cosmopolis d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. La nouveauté de ce poème, selon lui, n’existe que dans «un espacement de la lecture», dont les «blancs […] assument l’importance. […] Le papier intervient […].» «Tout acte toujours s’applique à du papier», écrit-il dans sa Correspondance. Remarquons l’importance du mot acte et le remplacement de l’auteur par l’opérateur qui est l’architecte du livre, qui assure la structure et la transposition.

Jacques Scherer, vrai détective de la genèse du Livre, toujours approché et jamais réalisé, résume bien le travail de l’opérateur: «Le Livre refuse la passivité de la continuité unilinéaire et se développe dans un hyper-espace à un grand nombre de dimensions comme en ont imaginé les géométries non euclidiennes1.» Le travail de l’opérateur a pour fin d’éliminer le hasard − obsession de Mallarmé depuis Igitur −, la double contingence de la parole brute ou immédiate, indifférente à l’arbitraire du signe (à la dissymétrie du signifié et du signifiant) et de l’auteur qui ne peut se débarrasser de sa subjectivité. Mallarmé, dans Crise de vers, nous dit: «Une ordonnance du livre de vers point innée ou partout, élimine le hasard; encore la faut-il, pour omettre l’auteur […] Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total, lequel serait le poème tu, aux blancs […].» Alors l’auteur sera devenu «anonyme et parfait comme une existence d’art».

Et s’il s’agissait d’une purification, d’une nouvelle naissance dans un nouveau corps − celui du Livre? Le Livre, qui est pour Mallarmé le tombeau de l’auteur, existera pour lui tout seul. «Le Livre, instrument spirituel» demande cette dépossession de l’auteur et de l’œuvre elle-même. Il ne comportera «aucun signataire». Scherer dit encore: «Le Livre doit être construit comme un monument (sans quoi il n’est qu’un album), et pourtant il ne doit pas être immobile comme un monument […]. Comment satisfaire ces deux exigences qui semblent contradictoires2?». Réponse de Mallarmé dans Divagations: «Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité […] la fabrication du livre, en l’ensemble qui s’épanouira, commence, dès une phrase», dès une lettre, dès que «l’homme poursuit noir sur blanc». La machine (célibataire?) se met en route: «Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur […] il a lieu tout seul: fait, étant. Le sens enseveli se meut et dispose, en chœur, des feuillets.» Cela produit une «mise en scène spirituellement exacte», qui met à nu la pensée grâce aux «subdivisions prismatiques de l’Idée».

Le résultat est une sorte d’incantation car «La Poésie, proche l’Idée, est Musique, par excellence». Le Livre devient une sorte de symphonie. Une note de la rédaction de l’édition Cosmopolis d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard parle d’une «espèce de leit-motif général» où «la nature des caractères employés et la position des blancs suppléent aux notes et aux intervalles musicaux». Mallarmé considère Un coup de dés jamais n’abolira le hasard comme une partition. On est dans le livre et hors du livre: musique et objet sculpté. On pourrait en effet accrocher à un mur l’ossature du texte, voix mais aussi visibilité, tactilité.

Le rêve mallarméen de la Gesamtkunstwerk wagnérienne est pourtant appelé, dans une sorte de nihilisme lucide, un jeu. Il vise une supercherie pour fuir l’ennui «des choses si elles s’établissaient solides et prépondérantes». Ce qui importe pour nous, c’est que cette fiction − le mensonge loyal de l’artiste, disait Nietzsche −, on la retrouve aujourd’hui dans ce que Michel Lorand appelle: Après un coup de dés.

En 1969, Marcel Broodthaers remplaçait le texte d’Un coup de dés jamais n’abolira la hasard par des lignes noires de différentes épaisseurs, évoquant ainsi la disposition des mots et des phrases dans leurs caractères typographiques d’origine. Il choisissait alors la mise en page de l’édition NRF Gallimard. Il reproduisait en guise de préface, le texte de Mallarmé, il remplaçait en couverture le nom de Stéphane Mallarmé par Marcel Broodthaers et, sous le titre, le mot poème par image. Cette appropriation du livre était manifestement un détournement ludique.

Michel Lorand lui, est fidèle à la partition, au rythme et aux silences de celle-ci. Il évide les mots pour en faire une trace illisible. Il rend les mots au silence des blancs et propose en même temps une autre visibilité. Le livre s’offre à la contemplation hors de tout sens et de tout commentaire; c’est une autre physique du livre. Michel Lorand adopte dans sa technique d’évidement et dans la découpe du papier, une démarche puérile. Il travaille le papier, le choisit, le plie, le découpe, l’assemble. En véritable artisan-opérateur, il façonne les cinquante exemplaires à la main, un à un. Il efface et il construit, assumant le double impératif mallarméen de destruction et de transfiguration. Dans cette logique d’abstraire, il n’y a plus ni nom, ni titre sur la couverture (seul reste le cadre rouge et noir de l’édition de référence).

Ce mouvement de régression installe les plis du livre dans une imposition des pages d’un livre avant le Livre. Quatre grandes feuilles et une couverture, tout juste imprimées et déjà évidées, sortent de l’imprimerie avec leurs notations techniques (croix, numérotation, traits de coupe). Elles sont pliées mais ne seront jamais ni rognées, ni reliées. Ces feuilles s’offrent à la liberté de s’agencer en une partition silencieuse qui, par ses mouvements infinis, laissera ce Livre définitivement inachevé.

Jacques Scherer, Le «Livre» de Mallarmé, Gallimard, 1956, p. XVII.

Jacques Scherer, Ibid., p. 56.