Michel Lorand

 

Quand les mots font la guerre
—  

Print original version (French)

Quand les mots font la guerre.

DE MICHEL LORAND

Dans le cadre de FAUX-SEMBLANT à CINEMATEK
Carte Blanche, Rubrique Débats, Opinion, LA LIBRE BELGIQUE, le 18.11.2016, p. 44-45

A l’ère médiatique, un conflit armé se gagne par l’audimat et par la faculté d’émouvoir. Il s’agit de convaincre de la nécessité d’une intervention militaire au moment où il n’est plus l’heure de penser, d’analyser et de réfléchir. Les discours et la rhétorique autoritaire transforment nos dirigeants en chef des armées. Ils assument dès lors avec solennité leur responsabilité supérieure dont le but officiel est la défense de la population. Cela passe par les « formules choc », par les slogans simplistes, directs, efficaces qui seront répétés à n’en plus finir par l’ensemble des médias. Peu importe si les arguments sont infondés, toujours identiques de guerres en guerres. L’important est de mobiliser en s’adressant au cœur de la population, pas à son intelligence, encore moins à son esprit critique. L’essentiel est de faire mouche comme les balles et les bombes qui élimineront nos ennemis.

« Nous n’avons plus le choix, nos adversaires nous obligent à passer à l’acte ». « Nous ne voulons pas la guerre, nous œuvrons pour la paix ». Les déclarations d’entrée en guerre font souvent remonter dans les sondages, la cote de bonne opinion de ceux et celles qui savent aviver le sentiment national. Le poids des mots est alors capital. Souvent même, on finit par s’en remettre à Dieu : « Allahu Akbar » ou « God save America ».

Margaret Tatcher l’a très bien compris, en 1982, lorsque, embourbée depuis presqu’une année dans un conflit sans merci avec les mineurs britanniques, elle a trouvé l’occasion de regagner l’opinion publique en endossant l’image de Chief of Her Majesty’s Armed Forces dans la reconquête éclair des Maldives, îles malencontreusement ou heureusement « envahies » par l’Argentine. Tatcher, conseillée par les meilleurs communicants, saura retrouver les faveurs de l’électorat grâce à cette victoire hollywoodienne, mise en scène par les plus grands professionnels de la communication

La simplification du langage va de pair avec celle des idées. La seule évocation de protection de soi ou d’atteinte à la liberté ouvre la voie à toutes les guerres préventives. « Il faut vaincre le mal par le bien ». Alexis Philonenko nous rappelle que « […] La guerre simplifie à l’extrême le discours. Il est saisissant de constater comment une profusion d’images se retrouve ramenée à la plus extrême simplicité dans le discours de la guerre. Cela va si loin que toute guerre dont les mobiles apparaissent aux yeux de l’historien critique ou érudit comme infiniment complexes et surtout comme très nombreux, se présente à l’esprit des combattants sous une forme linéaire presque pure, tracée par quelques formules. Et la question se pose de savoir si l’on se bat pour une réalité ou pour quelques formules parfois baptisées du beau nom de principes. »*.

Lorsqu’il a fallu se débarrasser de Saddam Hussein, l’équipe en communication du Président George W. Bush inventa la formule magique d’« armes de destruction massive ». Ce sésame vide de sens a eu le pouvoir d’éveiller dans la population un véritable sentiment de terreur qui facilita l’adoption de toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité sur les lieux du conflit comme sur le territoire américain. Toutes les enquêtes ont depuis prouvé que beaucoup des suspicions et d’affirmations sur les possibilités destructrices des forces armées irakiennes colportées à l’époque par Colin Powell au Conseil de sécurité des Nations Unies en 2003, Tony Blair et José María Aznar, étaient exagérées ou complètement erronées ou même pour certaines inventées. Cela n’a pas empêché Bush de déclarer l’Amérique en guerre contre Saddam et d’assurer que « les Etats-Unis, avec d’autres pays, allaient œuvrer à promouvoir la liberté et la paix dans cette région ». Les slogans de l’époque laissent aujourd’hui, la plus grande partie du Moyen-Orient totalement déstabilisée, livrée au chaos de la guerre, terrain de jeu de toutes les grandes puissances. Le résultat s’illustre par la mort et l’exode de millions d’hommes, de femmes et enfants.

Comment comprendre aujourd’hui, plus d’une dizaine d’années après l’invasion de l’Irak, que le Président Hollande, utilise mot pour mot la formule du Président George W. Bush : « La France est en guerre » ? N’a-t-il pas tiré les conséquences catastrophiques des erreurs de son prédécesseur américain ? N’a-t-il pas compris que cette formule concède à Daech la reconnaissance implicite d’un Etat islamique ? Sait-il qu’il fait le jeu des djiadistes en quête de reconnaissance et de légitimité ? David Van Reybrouck s’est fendu d’une lettre ouverte au président pour lui témoigner l’incongruité de son discours et la dangerosité de ses propos. Il semble donc qu’une fois encore, l’efficacité de la formule justifie une complète déficience de réflexion. Les « Experts en communication » ou « Publicitaires politiques » n’ont de cesse de travailler l’agencement des mots qu’ils transforment en armes de propagande de guerre.

Le sommet de l’inacceptable détournement langagier a été atteint lors de la déclaration de Nicolas Sarkozy peu après les attentats de Paris en 2015. Comment accepter l’obscénité rhétorique de l’ancien président français qui affirme que la seule attitude que doit adopter son pays face aux attentats est celle de la « guerre totale ». Il se réfère ainsi au célèbre discours de Joseph Goebbels de 1943 au palais des sports de Berlin incitant « Der Totale Krieg ». L’autorité de la formule est préférée, même si c’est au prix de dramatiques amalgames, à toute tentative d’analyse rigoureuse de la situation.

Face aux manipulations langagières, véritables approches marketing de la guerre, nous avons le devoir de démonter les faux-semblants cyniques des discours belliqueux pour nous interroger sur les vrais fondements des conflits armés et des stratégies d’expansion ou de conservation des pouvoirs économiques et géostratégiques qui sont mis en jeu.

 

*Alexis Philonenko, Essai sur la philosophie de la guerre, Edition Vrin, collection
Problèmes et controverses, 1976, Paris